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Elijange - des mots....
31 décembre 2014

Le fleuve sous la neige - Chapitre XVI

Source: Externe

 

Les années qui suivirent, mes rapports avec Liouba furent chaque jour meilleurs, elle me demandait énormément de conseils dans le domaine sentimental, elle devenait une très jolie jeune fille de taille moyenne, mince et brune. Sergueï disait qu’elle me ressemblait et étonnée je me demandais si j’avais réellement été aussi belle qu’elle un jour. Si cela était, je ne m’en étais pas aperçue, peut être étais-je trop obnubilée comme toute la famille par la beauté blonde d’Anastasia. Pourtant, je n’avais pas de regrets mais je souhaitais que Liouba sache qu’elle était belle.

En 1933, l’année de mes quarante ans, Sergueï était devenu grand-père, une aventure extraordinaire pour un homme de quarante-trois ans. En effet, Fiodor et son amie Mélanie, vingt et un et vingt ans avaient eu un petit garçon, Dimitri. Sergueï avait tout de suite était fou de l’enfant, être grand-père c’était différent d’être père et presque plus exaltant disait-il car c'était pouvoir s'emerveiller devant un tout petit sans avoir les responsabiltés d'un père.

Mon père se retrouvait lui arrière-grand-père et cette situation l’amusait énormément surtout qu’il n’était pas encore très vieux, soixante-deux ans à peine.

Fiodor était la vedette de l’équipe de hockey sur glace du Canada. Sa jolie petite épouse était secrétaire chez un avocat. Je crois qu’ils étaient heureux.

 

Anastasia avait accouché en 1932 de son quatrième enfant et comme elle n’avait que trente ans, je me demandais si elle ne nous réserverait pas encore quelques autres surprises. C’était un troisième garçon qu’elle appela Venceslas. Il était aussi blond que les trois autres.

Son ainé, Volodia, avait douze ans en 1933, le cadet, Vassili, neuf ans et la petite Zoïa avait six ans comme mon dernier enfant, Alexeï. Celui-ci se révélait aussi doué que son frère à l’école mais son caractère était très différent. Il était plus turbulent, un peu soupe au lait et colérique. Il avait hérité du caractère de mon frère.

Mon fils ainé Sergueï avait treize ans, il avait conservé ses deux années scolaires d’avance et les gérait très bien, il était le petit « génie » de l’école, ses camarades se tournaient toujours vers lui lorsqu’ils avaient des difficultés avec leurs devoirs. Par contre, il n’avait pas vraiment d’idée sur ce qu’il voulait faire plus tard. Il était un peu touche à tout. Il s’était d’ailleurs lancé dans la voltige à cheval avec Volodia.

 

Nicolas voyait souvent ses enfants, il ne s’était pas remarié, il n’avait personne dans sa vie et quelque part cela me désolait, j’aurais aimé le savoir heureux avec une autre.

Valentine avait onze ans, elle était entrée en 1931 dans le corps de ballet du Canada à Ottawa en tant que petit rat. Elle partait toute la semaine en pension et nous revenait pour les week ends et les vacances. Au début, cela m’avait déchiré le cœur de la voir partir, elle était si petite encore ma blonde Valentine, j’avais peur qu’on ne s’occupe pas correctement d’elle dans la capitale. J’avais vite été rassurée, elle revenait ravie, elle dansait, elle faisait ce qu’elle voulait faire et cela suffisait à son bonheur. Elle rayonnait et cela rejaillissait sur moi. Pourtant, chaque samedi matin, j’attendais son retour avec impatience.

Mon père aussi l’attendait car si il adorait jouer et discuter avec ses petits-fils, il aimait par-dessus tous ses trois petites filles, comme il avait aimé Anastasia autrefois et comme il m’avait sans doute aimé sans que je m’en aperçoive.

Quand à mes rapports avec Sergueï, ils étaient toujours dans la passion, cela durait depuis quarante ans, depuis que j’étais née, je ne voyais pas comment cela pouvait cesser d’être, comment cette entente pourrait être brisée. Je n’avais pas songé au pire, on n’y songe jamais.

 

Le pire eut lieu le mardi 6 juin 1934 et je ne pourrais jamais oublier cette date aussi longtemps que je vive, c’est l’une des pires de mon existence.

 

C’était un jour comme un autre, j’avais été travaillé à l’université. Quand je rentrais, mon père avait déjà mis la table, Irina cuisinait, Fiodor venait diner ce soir-là avec sa femme et son fils. J’entendais  de la musique provenir de la chambre de Liouba qui étudiait le droit à l’université.

Sergueï, mon fils, était sur le canapé plongé dans un livre, son petit frère jouait sur le sol avec son jeu de construction.

Puis on sonna à la porte, c’était Fiodor et sa petite famille. Tout le monde s’embrassa et nous nous installâmes pour l’apéritif en attendant Sergueï qui n’aurait pas dû tarder mais les minutes commençaient à être longues et je n’arrêtais pas d’aller regarder par la fenêtre. Quand il fut neuf heures, je pris le téléphone et commençait à appeler les hôpitaux mais aucun n’avait Sergueï dans ses murs. Loin de me rassurer, cela m’angoissait encore plus. Nous avions couché Alexeï et Dimitri, Sergueï refusait de se coucher avant le retour de son oncle.

A vingt-deux heures, la sonnette tinta, mon père se précipita, un agent de police entra. Il semblait embarrassé.

« Bonjour, êtes-vous bien la famille de Sergueï Solokoff ? »

« Oui » répondit mon père.

« Il lui est arrivé quelque chose ? » m’écriais-je.

« Malheureusement oui, Madame, un terrible accident de la route, un camion a freiné juste devant lui, il est entré dedans avec son automobile et le choc a été si violent qu’il a heurté le pare-brise, il est mort sur le coup. »

J’étais dans le brouillard, dans le néant, Sergueï était mort et je ne pouvais pas, je ne voulais pas l’accepter. Je le voulais ici et maintenant, vivant.

« Non, vous mentez, ce n’était pas Sergueï, il est vivant, il va rentrer, il va rentrer, vous mentez ! » hurlais-je.

J’étais en larmes, mon père me prit dans ses bras.

« Tatiana, calme toi, allez ça va aller mon bébé, ça va aller. »

Il disait cela sans conviction, il avait les yeux rouges.

Fiodor avait réagi plus calmement que moi.

« Monsieur, pouvez-vous nous dire où il a été transporté ? »

Le policier indiqua la morgue où était mon frère puis sortit en nous offrant toutes ses condoléances.

Liouba sanglotait dans les bras d’Irina en larmes. Fiodor faisait le fier mais n’en menait pas large. Mon fils sanglotait et je l’attirais contre moi pour le consoler mais comment l’aurais-je pu, tout le malheur du monde venait de s’abattre sur mes épaules.

 

Pendant des jours, je fus incapable de réagir, je disais que mon unique raison de vivre était morte, qu’il était mon unique amour et que sans lui, je n’existais pas. Mon père m’écoutait divaguer sans rien dire. Il était là, simplement et sa présence me permettait de ne pas sombrer entièrement. J’étais si aveuglée par ma douleur que je ne pensais pas à la détresse des autres, à Irina qui pleurait un mari, à Liouba et Fiodor qui n’avaient plus de père, à Anastasia, à mes enfants. Je ne pensais plus qu’à moi et à Sergueï.

Pendant des journées, j’ai retourné dans ma tête tous mes souvenirs de lui, j’ai replongé dans la Russie blanche de Saint Pétersbourg, dans notre enfance, j’étais de nouveau dans la petite boutique de notre père, blottie dans un lit un matin d’hiver avec mon grand frère adoré. Je revoyais la Neva aux mille facettes, ma ville somptueuse frivole et légère. J’avais de la fièvre, je délirais, je sombrais doucement. Sergueï a été enterré sans moi, je ne m’en suis même pas rendue compte.

Puis un jour, je me suis réveillée lucide et la douleur est revenue, insidieuse, intense, invivable, je me suis dit que je ne pouvais pas vivre comme ça, je devais mourir pour le rejoindre, pour que nous soyons ensemble pour toujours, je ne savais pas comment j’allais me suicider mais je voulais le faire.

Soudain la porte s’est entrouverte, une petite frimousse dans l’encadrement, j’ai retenu le cri qui me venait « Sergueï ! » mais ce n’était pas Sergueï même si c’était ses yeux, ses cheveux, son visage, c’était Alexeï.

« Je peux entrer, maman ? »

« Oui mon poussin. »

« Tu n’es plus malade ? Tu ne vas pas mourir comme papa ? »

Sa question m’amena des larmes, dans mon désir de rejoindre Sergueï, j’avais oublié qu’on comptait sur moi ici et en particulier ce petit bonhomme dont nous étions si fiers et qui était notre cadeau par rapport à cet amour contre nature et incestueux qui nous unissait.

Il a sauté sur le lit, s’est blotti contre moi.

« Non, mon bébé, maman ne va pas mourir, elle va s’occuper de toi, ne t’inquiète pas. »

Il était chaud contre moi, il était la vie, je ne pouvais pas l’abandonner.

 

J’ai peu à peu repris contact avec le monde réel, Sergueï laissait un grand vide dans la maison. Je n’ai été sur sa tombe que trois mois après son décès et je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer mais ces larmes-là étaient différentes, elles étaient bonnes, libératrices, je devais faire mon deuil et continuer à vivre même si cela serait difficile et si mon cœur resterait à Sergueï à tout jamais.

Fiodor avait relativement bien réagi, il faut dire qu’il devait assumer son rôle dans l’équipe de hockey et s’occuper de son fils Dimitri. En clair, il n’avait pas vraiment eut le temps de s’appesantir sur sa douleur.

Liouba avait déprimé comme moi, sa situation n’était pas évidente, elle n’avait pas connu son père très longtemps mais elle l’aimait énormément. Nous nous réconfortâmes ensemble puis en 1935, Liouba rencontra celui qui deviendrait son époux et son père devint un lointain souvenir qu’elle gardait bien au chaud au fond de son cœur.

Les choses n’étaient pas aussi simples pour Irina, elle aimait encore Sergueï même si elle ne le lui avait jamais avoué. Elle était sa veuve et c’était un titre que je lui enviais. Pourtant un jour nous avons parlé de lui et nous avons fini par rire en évoquant de très bons souvenirs de mon frère, des souvenirs du joyeux plaisantin qu’il pouvait être. Cela nous a fait du bien.

Mon père ne disait rien mais sa peine était sans doute aussi grande que la mienne, un jour il hurla que c’était injuste que son fils soit mort avant lui et qu’il n’était pas sur de vouloir pardonner à Dieu d’avoir fait cela. Pourtant quelques mois plus tard, je le surpris dans le coin aux icones en train de prier. M’apercevant, il se justifia en disant qu’il priait ma mère d’aider mon frère à s’adapter à sa nouvelle demeure. Je ne fus pas dupe. Bien que déçu et en colère, mon père croyait toujours en Dieu. Il était comme ça, il était russe.

Anastasia avait bien accusé le choc, il faut dire qu’elle avait tant à faire entre son mari et ses quatre enfants.

Les miens d’enfants avaient essayé d’exprimer leurs peines. Sergueï avait déjà quatorze ans et il aimait beaucoup son oncle. Quand à Valentine du haut de ses douze ans, elle m’expliqua un jour que la maison était vide sans tonton et je la consolais en lui expliquant comme je l’avais fait pour Alexeï que Sergueï était quelque part et qu’il nous regardait, qu’il veillait sur nous qu’il aimait tant. Cela a semblé la consoler.

Pourtant pour moi, ce n’était pas facile, je me trainais à mes cours et ne retrouvait le sourire qu’avec mes enfants. Nicolas venait souvent et je lui en étais gré.

 

Un jour que je revenais du travail en voiture, un homme surgit devant mon véhicule pour traverser, je n’allais pas vite et je pus freiner sans difficulté.

J’allais me fâcher devant cette inconscience quand je reconnus Anton. Me reconnaissant également, il me fit signe de m’arrêter un peu plus loin.

« Tatiana ! » s’écria-t-il quand je fus descendue de ma voiture, « Quelle surprise ! Combien cela fait-il d’années que nous ne nous sommes pas vus ? »

« Quelque chose comme treize ans, l’âge de ma fille dont j’étais enceinte. »

« Treize ans, mon Dieu ! Comment est-ce possible ? Qu’est-ce que tu deviens ? »

« Je suis professeur de littérature russe à l’université et toi ? »

« Toujours pareil, je travaille dans une entreprise d’import-export et ton mari, le médecin ? »

« Nicolas n’est plus mon mari, nous avons divorcés en 1927. »

« Tu vis seule alors ? »

« Pas vraiment, il y a mon père, Irina et mes enfants. »

« Sergueï ne vit pas avec vous ? »

« Sergueï est mort l’année dernière dans un accident de voiture. »

« Je suis désolé. »

« Ce n’est rien, tu ne pouvais pas savoir. »

« Tes enfants vont bien ? Je me souviens d’avoir aperçu un jour ton petit garçon. »

« Il a quinze ans et il entre à l’université en septembre, il va faire du droit et des sciences politiques, il est plus grand que moi, ce n’est plus un petit garçon. Quand à ma fille Valentine, elle a donc bientôt treize ans, elle est petit rat dans le ballet du Canada à Ottawa, elle veut en faire son métier. En plus, elle est jolie comme un ange. Mon petit dernier, mon trésor, a seulement sept ans. »

« Tu as eu un troisième enfant ? »

« Oui et Anastasia en a quatre. »

« La petite Anastasia a quatre enfants ! »

« Trois garçons et une fille. »

« Et ton père ? »

« Il va bien, il s’occupe des enfants, il est encore plus nostalgique depuis que Sergueï est mort mais toi ? Quoi de réellement neuf ? Tu as une femme, des enfants ? »

« Non, j’ai vécu quelques temps avec une canadienne mais ça n’a pas marché et puis j’ai tenté de passer par l’ambassade pour avoir des nouvelles de ma femme et de mon fils mais ils ne les ont pas retrouvé ou ils n’ont pas voulu les retrouver. Parfois je me dis que Boris aurait tel âge et ça fait drôle parce que je ne l’ai pas vu grandir et que je ne le reverrais sans doute jamais, je serais même incapable de le reconnaitre si je le croisais. »

Je lui ai souri tristement.

« Tu fais quelque chose ce soir ? » me suis-je écriée, « tu pourrais venir diner à la maison, tu verrais mes enfants, mon père, Irina et puis ses enfants qui même si ils vivent tous les deux à l’extérieur de la maison maintenant, viennent tout de même diner avec nous très souvent. »

 

Il est venu, Irina qui le connaissait un peu semblait ravie. Liouba qui s’était souvenue du prénom de mon premier amant me faisait des sourires entendus et lui posait des questions sur notre rencontre en 1911. Lui, il avait dévisagé Alexeï d’un drôle d’air, il finit par chuchoter à mon oreille à un moment où les autres discutaient dans tous les sens.

« C’est le fils de Sergueï ? »

Je fis juste un signe de tête qui voulait dire oui et il chuchota à nouveau.

« Tu l’as toujours aimé, n’est-ce pas ? Tu sais il est venu me voir une fois à Saint Pétersbourg, il voulait que je te laisse tranquille, quand je lui ai dit qu’il n’avait aucun droit sur toi, il a dit qu’il avait tous les droits, qu’il était ton frère et qu’il t’aimait plus que tout. Je lui ai demandé si il t‘aimais plus qu’il aimait Irina avec laquelle il était déjà marié, il a répondu oui et m’a dit que rien ni personne ne briserait jamais vos liens. »

« La mort les a brisé. »

« La mort ne brise pas, elle lie encore plus, un jour ou l’autre vous serez de nouveau ensemble et vous êtes tous les deux dans ce petit garçon. »

Je lui ai souri, il me ramenait un Sergueï inconnu qui m’aimait déjà si fort en 1912 et même si je n’en avais jamais douté, j’aimais entendre quelqu’un m’en parler puisqu’il n’était plus là pour me le dire.

 

La vie était là autour de cette table, tout le monde riait, plaisantait. Sergueï lançait quelques phrases sérieuses de-ci delà, parlait de la situation en Europe, de cet Hitler inquiétant qui était chancelier en Allemagne depuis 1933, des purges de Staline. Nous le faisions taire, lui disant qu’il était trop sérieux pour ses quinze ans. Sa sœur l’interrompait en lui tapant sur le bras pour attirer son attention, elle parlait avec ses mains à toute vitesse et malheur à qui ne la suivait pas, elle était assise à côté d’Anastasia et elles se ressemblaient merveilleusement, ma fille aurait surement du succès d’ici quelques années auprès des garçons.

Jean-Loup et Fiodor parlaient hockey sur glace, Mélanie et Liouba parlaient des bébés car Liouba attendait déjà son premier enfant.

Dimitri et Venceslas faisaient une bataille de purée, le premier avait deux ans, le second trois.

Vassili et Volodia discutaient bruyamment, interrompus régulièrement par Zoïa et Alexeï qui étaient inséparables. Mon père tentait de les calmer en vain.

Moi, je les contemplais, ils étaient ma famille, ma vie même si deux choses me manqueraient à jamais, Sergueï et la Russie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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