Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Elijange - des mots....
22 décembre 2014

Le fleuve sous la neige - Chapitre VII

Source: Externe

Nos passeports furent prêts le jour même de l’arrivée de cette lettre qui allait nous apporter l’espoir. C’était une lettre toute simple à l’entête de la croix rouge. Elle nous disait en termes sibyllins que Sergueï Igorievitch Solokoff avait été localisé en 1919 comme appartenant à l’armée blanche du Général Denikine. Ensuite, ils avaient perdus sa trace et avaient engagés des recherches pour le retrouver. 1919, c’était un peu moins de deux ans plus tôt et pour nous qui n’avions pas eu de ses nouvelles depuis cinq ans et qui ne l’avions pas vu depuis six ans, c’était déjà beaucoup.

Irina ne put cacher sa joie même si elle retomba vite dans un désespoir plus profond que jamais car maintenant, elle l’attendait vraiment puisqu’il était vivant seulement deux ans auparavant.

J’étais heureuse et en même temps encore terriblement inquiète. Deux ans, c’est à la fois peu et beaucoup, en deux ans, il avait pu lui arriver plein de choses et peut être était-il mort pendant la guerre civile ou en essayant de fuir ?  Je serrais mon petit Sergueï contre moi et je priais dans le coin rouge, le coin aux icones de ma mère pour que mon frère soit vivant et que cette lettre n’ait pas suscité en nous un espoir vain.

Mon petit garçon grandissait bien, il était beau, rieur, doux, affectueux. C’était un vrai cadeau que cet enfant, une petite merveille comme continuait à le penser Nicolas.

 

En février 1921, nous avions donc reçu nos passeports, tout était en règle et notre départ se précisait. Par ses contacts, d’anciens collègues installés au canada, Nicolas avait obtenu un poste pour le mois de juin dans un hôpital de Montréal et ces mêmes amis, nous avait trouvé un appartement en ville. Nicolas en m’annonçant cela m’avait indiqué qu’il souhaitait ensuite, le plus vite possible, acquérir une petite maison  à la campagne avec un jardin pour que Sergueï puisse y jouer et y grandir. J’essayais de réduire sa fougue, il allait un peu vite en besogne pour moi, je crois qu’il prenait le canada pour un eldorado, j’avais tendance à croire que ce pays serait comme les autres, il faudrait l’apprivoiser et apprendre à l’aimer, il faudrait supporter la séparation d’avec mes parents, ma petite sœur, Irina, Fiodor, Liouba et Mademoiselle Timoroff. Je savais déjà que ce serait le plus difficile. Bien plus que cet exil après l’exil, je redoutais la solitude dans un pays étranger. Nicolas me rassurait, disant qu’il y avait à Montréal une petite communauté russe où je m’intégrerais sans peine. Cela ne me rassurait qu’à moitié, se raccrocher à sa communauté, ce n’est pas s’intégrer, c’est s’enfermer dans son monde, vouloir y rester et moi je voulais que le pays que nous choisirions devienne mon pays et également celui de mon fils même si au fond de mon âme, je savais que je resterais russe à jamais.

En mars, mes parents obtinrent leur naturalisation ainsi qu’Irina, les enfants et Mademoiselle Timoroff. Ma mère pleura en l’apprenant, elle sanglotait sur son passé qui disparaissait, sur sa nationalité russe qu’elle abandonnait, sur cette terre d’exil qui faisait d’elle une citoyenne à part entière et qui lui rendait une patrie. D’être encore russe me paraissait étrange et tellement fabuleux à la fois.

 

Anastasia brisa cette allégresse au début du mois d’avril, un mois avant notre départ. Elle se comportait étrangement depuis quelques temps, elle avait toujours quelque chose qui n’allait pas, elle était maussade et même parfois désagréable. Elle débarqua un midi de ses cours à l’école normale supérieure, ôta son manteau et déclara tout net.

« Je suis enceinte. »

Papa manqua de s’étouffer avec son verre d’eau, maman ouvrit de grands yeux et je crus qu’ils allaient s’effondrer tous les deux.

« Comment ça, Ana ? » chuchotais-je.

« Je suis enceinte » répéta-t-elle.

« Mais comment est-ce possible ? » balbutia ma mère tandis que mon père restait toujours muet de stupeur.

« C’est possible, c’est tout. »

« Qui est le père ? » questionna mon père. 

« Cela n’a pas d’importance puisque je ne l’aime plus. »

« Que vas-tu faire ? » demandais-je.

« Je vais le garder de toutes façons, je suis enceinte de cinq mois. »

Je la regardais étonnée. Comment avait-elle pu grandir si vite ? Je me souvins alors qu’elle avait près de dix-neuf ans et qu’elle était une jeune femme très séduisante avec son beau visage de poupée blonde aux grands yeux bleus.

« Ce n’est pas possible » articula mon père, « tu ne nous as pas fait ça, avoir un bébé sans père, ce n’est pas admissible. »

Elle le regarda droit dans les yeux.

« Je ne vous ai rien fait, c’est à moi que j’ai fait quelque chose, c’est moi qui porte ce bébé, c’est moi qui vais l’élever et si il le faut, j’arrêterais mes études et je travaillerais. »

Elle avait l’air sure d’elle et décidée mais je ne pus m’empêcher de m’écrier.

« Tu ne peux pas arrêter tes études, les études c’est important, cela te permettra d’exercer la profession que tu voudras, c’est une grande chance, tu ne peux pas y renoncer. »

Elle m’a souri tendrement.

« Tatiana, je sais que c’est important pour toi les études mais je ne voudrais pas qu’on puisse dire que je ne suis pas capable de m’occuper de mon enfant et que je vis aux crochets de mes parents, c’est quelque chose que je ne peux pas accepter. »

Le silence s’était fait, j’attendais que mes parents abondent dans mon sens mais ils ne l’ont pas fait et ils m’ont déçu. Pour eux, une fille mère est une fille mère, quelle que soit l’époque et les circonstances, elle avait fait une erreur et elle devait l’assumer. J’aurais voulu être riche pour lui payer des études et lui permettre d’élever son enfant en même temps mais je n’étais pas riche et je ne pouvais pas empêcher le destin d’Anastasia, ma jolie poupée de se jouer ce jour-là dans la cuisine de notre modeste appartement parisien.

 

Pourtant, d’autres soucis m’assaillaient, j’avais commencé à faire nos bagages, nous n’emportions que le nécessaire et cela faisait déjà beaucoup.

Nicolas avait fait les dernières démarches et nous partîmes en train le matin du 2 mai 1921 pour rejoindre la ville de la Rochelle où nous allions prendre le bateau pour le Canada. Les adieux furent terribles, c’est ce qu’il y a de pire. Tout le monde pleurait. J’ai serré mes chers parents contre moi, espérant ne pas le faire pour la dernière fois. J’ai embrassé Mademoiselle Timoroff puis Anastasia lui chuchotant à l’oreille quelques encouragements pour les épreuves qui l’attendait et pour ce bébé qui allait venir. J’ai fait ensuite la bise à Irina puis aux deux petits, Fiodor et Liouba priant intérieurement pour que leur père revienne vite. Enfin, je suis montée dans le train en serrant mon petit Sergueï, âgé de huit mois contre moi. Je leur ai fait signe jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que de minuscules points à l’horizon. C’est une épreuve que je n’ai jamais réussi à décrire parce que c’était la pire de toutes. Nicolas s’en rendait bien compte mais pour lui l’espoir était de l’autre côté de l’Atlantique puisque là-bas, il pourrait exercer son métier.

Notre voyage a duré des heures jusqu’à la Rochelle, nous avons changé de train plusieurs fois et nous sommes arrivés comme prévu trois heures avant l’embarquement. Sergueï d’habitude si sage n’arrêtait pas de pleurer et Nicolas s’énervait sur le quai, empêtré dans nos bagages. Je regardais tout cela de haut, comme détachée, j’avais l’impression que ce n’était pas moi qui vivait tout cela. Ce ne fut qu’en pleine mer que je me rendis soudain compte que nous ne pouvions plus faire demi-tour, nous avions investi les maigres économies que nous avions pu emmener de Russie pour payer notre voyage. Il n’y avait pas de retour possible, curieusement de ne pas avoir de choix me rassurait car si j’avais eu le choix, je serais retournée à Paris même sans Nicolas parce que je savais que j’aurais du mal à vivre loin de ma famille.

 

Le voyage en mer fut long, plusieurs semaines pendant lesquelles nous avons essuyé toute sorte de temps, du meilleur au pire. Nicolas avait le mal de mer et m’annonça qu’il ne retraverserait jamais l’océan en bateau.

En arrivant près du Canada, nous longeâmes Terre Neuve puis la Nouvelle Ecosse, que nous contournâmes, nous abordâmes le pays par la baie de Fundy et entreprîmes de faire le reste du voyage en train. Nous débarquâmes à Montréal le 25 mai 1921 avec nos bagages et nos rêves.

Cette ville me parut d’abord totalement irréelle avec tous ces buildings qu’elle jetait vers le ciel, c’était effrayant, écrasant. Je me suis dit que je ne me plairais pas ici mais je décidais quand même d’essayer. Un des amis de Nicolas nous attendait, il s’appelait Ivan et ils avaient fait leurs études de médecine ensemble. Il nous conduisit d’abord chez lui, c’était à deux pas de l’endroit où nous allions habiter dans le nord de Montréal, dans le quartier Saint Léonard. Ivan logeait dans un petit deux pièces avec son épouse Caroline, une canadienne. Au début, je n’ai rien compris de ce qu’elle racontait tant son accent était particulier, elle répétait les mots lentement et je comprenais peu à peu. Elle s’extasia sur notre petit Sergueï et nous montra des photos de leur fille Olga âgée de trois ans qui était à la crèche. Ivan avait émigré en 1916, désertant les combats de la guerre de 1914-1918. Je ne pus m’empêcher de penser à Sergueï.

Après le repas qu’ils nous offrirent, nous primes congé de Caroline et Ivan nous conduisit à notre appartement. Il était situé au troisième étage d’un petit immeuble. Il comportait deux pièces et donc une seule chambre mais ce n’était pas grave, Sergueï dormirait avec nous. Ce n’était pas très grand mais c’était propre et clair, nous avions un petit balcon qui donnait sur un fort joli parc. De notre fenêtre, nous apercevions au loin, très loin, le fleuve, le Saint Laurent et j’eus soudain hâte de le voir, j’étais certaine qu’il ressemblerait un peu à ma Neva ou qu’il y ressemblerait une fois l’hiver venu.

Quand Ivan fut parti, je commençai à défaire les bagages et Sergueï explora à quatre pattes son nouvel univers. J’enviais son âge et son insouciance qui lui permettait de s’adapter à tout.

 

Deux jours plus tard, Nicolas alla voir son employeur, le directeur d’un hôpital qui avait décidé de faire confiance à ce nouvel arrivant. Je l’ai accompagné avec notre fils mais je ne suis pas entrée dans l’hôpital. C’était dans le centre-ville et je décidais de flâner vers les boutiques. Bien vite, je fus prise d’enthousiasme devant la vie canadienne. Je regardais les vitrines avec des yeux ronds et j’écoutais les voix chantantes autour de moi. C’était un tourbillon joyeux et vivifiant. Sergueï babillait, écoutant lui aussi les voix, je me demandais avec quel accent il parlerait.

La vie s’organisa tant bien que mal, j’écrivis une semaine après notre arrivée à mes parents leur expliquant en détail notre voyage et notre arrivée et leur demandant des nouvelles de tout le monde.

J’aurais voulu leur envoyer une photographie mais malheureusement nous n’avions pas eu le temps d’en faire.

 

Nicolas se plaisait à l’hôpital, il avait un bon salaire et même si ses horaires étaient contraignants puisqu’il faisait des gardes de nuit, il était heureux d’exercer de nouveau la médecine.

Je passais mes journées à arranger mon intérieur et à me promener avec Sergueï. Les gens étaient chaleureux et bien vite, je connus tous mes voisins. Caroline entreprit de me faire découvrir la ville et je pus enfin voir le Saint Laurent de près, il était large et vaste comme ma Neva, beau et brillant comme elle mais beaucoup plus sage et discipliné qu’elle qui sortait de son lit si souvent. Je fus un peu déçue mais je me rendis compte que j’attendais trop et que je ne pouvais qu’être déçue, j’attendais que ce fleuve me rendit un morceau de mon histoire et de mon enfance. C’était une utopie mais il me plaisait quand même, la ville aussi avec ses grattes ciels irréalistes, ses espaces verts, son fleuve. Elle était un peu déséquilibrée comme la Russie de mon enfance et cela me plaisait. J’aimais aussi les gens et leur façon de vivre. Je ne regrettais qu’une chose, être loin des miens.

 

Je reçus la première lettre de France le 4 septembre 1921, Sergueï courait à grand pas sur ses un an et commençait à marcher. Ma mère m’écrivait que tout allait bien, qu’Irina avait changé d’usine, que Fiodor et Liouba grandissaient, Mademoiselle Timoroff avait quitté l’appartement commun pour vivre deux étages au-dessus. Anastasia avait eu son bébé, ma mère ne s’étendait pas sur ce sujet me disant seulement que Volodia était né le 2 aout vers dix heures et que tout s’était bien passé. Je sus tout de suite que ce n’était pas vrai et je me mis à attendre une lettre de ma sœur qui arriva effectivement deux semaines plus tard.

Cette lettre me fit pleurer, Anastasia m’écrivait qu’elle avait accouché dans un hôpital parisien le 2 aout d’un beau petit garçon mais elle m’expliquait aussi que depuis, papa ne lui adressait plus la parole et affirmait haut et fort qu’il avait honte. Elle avait dû abandonner ses études et cela la désespérait. Elle me suppliait de l’accepter là où j’étais. Elle avait de l’argent, juste de quoi payer son voyage et elle espérait que son fils puisse voyager rapidement.

Pour moi, c’était décidée j’allais lui écrire de venir mais j’en parlais tout de même à Nicolas d’abord. Il fut d’accord, il avait toujours apprécié Anastasia et trouvait mes parents parfois un peu rétrogrades, vieille Russie comme il disait. J’écrivis donc à ma petite sœur chérie de venir nous rejoindre avec son enfant et je me mis en quête pour elle d’une solution qui lui permettrait de reprendre ses études et de gagner de l’argent.

C’est ainsi que je poussais la porte de l’université de Montréal où l’on me renseigna très aimablement. J’appris qu’il existait des cursus où l’on acceptait les étudiants salariés auxquels des facilités étaient accordées pour tout faire en même temps. J’étais venue pour Anastasia et je repartis avec deux dossiers d’inscription, un pour elle et l’autre pour moi, j’avais envie de suivre des cours de littérature. Nicolas fut surpris et me demanda où je croyais que cela allait me mener, à sa grande surprise je lui répondis que je le savais très bien, je voulais étudier la littérature canadienne et la littérature russe et les comparer, je rêvais en fait d’enseigner cette discipline pour pouvoir sans doute tenter d’expliquer l’âme de mon peuple que je ne voulais surtout pas perdre même si au fond, les russes n’ont rien d’un peuple tant ils sont venus d’horizons différents.

Je commençais donc à suivre les cours en octobre, laissant Sergueï à Caroline qui attendait son second enfant et guettant le train qui amènerait Anastasia jusqu’à nous. L’année 1921 fut une année de découverte et d’attente et dans l’ensemble je peux dire que ce fut une bonne année.

 

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Elijange - des mots....
Publicité
Archives
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 10 996
http://astore.amazon.fr/elijange-21
Pages
Elijange - des mots....
Publicité