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Elijange - des mots....
25 décembre 2014

Le fleuve sous la neige - Chapitre X

Source: Externe

Le matin du 22 janvier 1924, j’appris que Lénine était mort la veille et j’en fus heureuse même si je me doutais que cela ne changerais rien pour mon pays mais j’étais comme tous les russes, j’espérais toujours que l’heure du retour sonnerait. C’était une utopie, je le sais maintenant.

 

Nicolas travaillait de plus en plus et nous nous voyons de moins en moins. En dehors de mes cours, je passais mon temps avec Valentine à lui apprendre la langue des signes et à la stimuler pour qu’elle ne soit pas en retard par rapport aux autres enfants mais c’était une petite fille très éveillée et très intelligente. Elle était en plus très jolie avec ses boucles blondes et son regard vert transparent. Je me demandais parfois comment j’avais réussi cette petite merveille qui ressemblait à ma si jolie petite sœur.

 

Anastasia terminerait ses études en juin et pourrait alors enseigner la philosophie. Volodia était toujours aussi fluet et aussi blond, il appelait Jean-Loup papa et ils étaient tous les deux ravis. Anastasia avait décidé de mettre en route son second enfant. Elle avait reçu deux mois après son mariage une lettre de papa où il lui demandait d’oublier son attitude passée et l’injustice dont il avait fait preuve vis-à-vis d’elle. Il n’attendait plus qu’une chose, connaitre Jean-Loup et embrasser Volodia.

C’est par cette lettre que j’ai compris qu’il préférait depuis toujours Anastasia même si il avait toujours tout fait pour ne pas le laisser paraitre et son rejet passé était aussi de l’amour, parce que sa poupée, sa préférée l’avait déçu mais maintenant il pouvait pardonner puisque les apparences étaient sauves. Anastasia  décida de prévoir un voyage en France dans environ un an et me demanda si je voulais l’accompagner. Je ne savais pas, ce n’était pas dans mes habitudes de faire machine arrière, j’aurais préféré qu’ils viennent, je lui répondis que je souhaitais réfléchir.

 

Le 3 février 1924, Alexis Rykoff succéda à Lénine comme Président du Conseil des Commissaires du peuple et Saint Pétersbourg, ma ville, devint Leningrad. Cela me fit un choc inimaginable, non content de m’avoir volé mon pays, les bolcheviques me volaient mon enfance en débaptisant ma ville une seconde fois puisqu’elle était devenue Petrograd en 1914.

 

J’en étais encore toute retournée quelques jours plus tard quand on sonna à ma porte. C’était un samedi, je n’avais pas cours, Sergueï était chez Anastasia pour jouer avec Volodia. Valentine qui avait dix-huit mois faisait la sieste dans sa chambre. Nicolas travaillait.

Je me dirigeais vers la porte sans hâte pensant à une visite de Caroline et de ses deux filles, Olga et Debby. J’ouvris la porte et je restais un instant en arrêt sans pouvoir réagir. Sergueï se tenait devant moi comme un miracle auquel je n’avais jamais cru malgré nos lettres. Les larmes se mirent à couler sur mes joues sans aucun sanglot. Sergueï pleurait aussi, nous ne nous étions pas vus depuis neuf ans et c’était une éternité. Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre sur le pas de la porte. Je répétais son prénom sans pouvoir m’arrêter et il me chuchotait à l’oreille les doux mots de notre enfance.

« Nina, ma Nina, mon unique amour, Nina. »

Je l’écoutais, je me laissais enivrer par sa voix retrouvée. Une voisine, sortie sur le pas de sa porte nous fit rentrer dans la maison. Je pris alors le temps de le regarder, je retrouvais ses boucles brunes, ses yeux sombres et légèrement bridés, sa peau mate, son sourire, son odeur. Il avait vieilli certes mais pour moi, il serait toujours le même, c’était ainsi.

Je le fis assoir sur le canapé, ôter son manteau, c’était l’hiver. Il n’avait que deux valises et il avait l’air fatigué. Je m’assis près de lui, il me prit par les épaules et je posais ma tête sur sa poitrine comme quand nous étions petits. Je ne lui posais pas de questions, j’attendais qu’il parle. Dix minutes passèrent ainsi en silence tandis qu’il me serrait tendrement. Il finit par se décider.

« Nina, je crois que j’ai fait quelque chose qui ne se fait pas et que les parents ne me pardonneront pas, je suis parti sans rien dire, je n’ai pas eu le courage de leur annoncer que je partais, j’ai laissé deux lettres, une pour Irina et une pour Fiodor, je voulais qu’ils sachent tous les deux que je ne pouvais pas vivre loin de toi mais que je les aime et que j’aurais voulu que Fiodor m’accompagne mais je pense qu’à douze ans, il est mieux près de sa mère. »

Il s’arrêta, me regarda, déposa un baiser sur mon front.

« Tu comprends Nina, tu sais, toi, tu es mon port d’attache, ma patrie, tu te souviens, Saint Pétersbourg sous la neige et nous deux, enfouis sous les couvertures, blottis l’un contre l’autre, nous avions quoi ? Dix et sept ans, je crois, nous étions bien, comme maintenant, seuls au monde, seuls contre le monde entier. »

Je me souvenais de ces années d’enfance, des grasses matinées quand il gelait trop pour nous envoyer à l’école ou quand la Neva débordait, les parents étaient en bas dans la boutique et recevaient les rares clients, Anastasia n’était pas encore née et nous restions sous les couvertures, bien au chaud, blottis l’un contre l’autre,  nous passions notre temps à rire et à échanger des secrets. A cette époque, nous étions inséparables. J’étais sa princesse, il était mon chevalier. Ce sont des choses que l’on n’oublie pas. Ces sentiments troubles justes avant l’adolescence.

Nous sommes restés longtemps ainsi, blottis sur le canapé, lui me chuchotant des mots tendres et moi me laissant cajoler, embrasser, enlacer dans une tendresse que je n’avais connu qu’avec lui.

Ce fut Valentine qui nous força à nous lever, elle s’était réveillée et m’appelait à petits cris aigus. Sergueï me suivit dans la chambre et contempla l’enfant en souriant.

« Elle est belle, elle ressemble à Anastasia. »

« Je sais, je m’en étonne d’ailleurs chaque jour parce que je ne ressemble pas à Anastasia. »

« Toi, tu me ressembles, nous nous ressemblons. »

Il s’était approché, avait caressé la joue de Valentine et déposa un baiser sur mes lèvres tendrement.

« Je suis heureux d’être ici avec toi, je ne te quitterais plus jamais. »

« Mais Sergueï, tes enfants ? »

« Je retrouverais Fiodor un jour et Liouba et moi sommes deux étrangers, c’est de toi dont j’ai besoin, pas d’eux. »

Je ne savais plus quoi répondre, je l’avais attendu neuf ans, il était là et j’avais peur que la vie nous sépare déjà parce que Nicolas allait rentrer, parce que la vie ne ressemblait pas à nos rêves d’enfants.

Je reposais Valentine par terre et entourait sa taille de mes bras, je le respirais profondément. Cette odeur, cette poitrine contre laquelle je m’étais blottie jusqu’à l’âge de quatorze ans, jusqu’à ce qu’il parte à Moscou et rencontre Irina, jusqu’à ce jour où papa nous avait dit que nous ne pouvions plus dormir ensemble, que nous étions trop grands, j’avais quatorze ans et Sergueï dix-sept et souvent le matin, j’allais me blottir contre lui, j’aimais ses bras autour de mes épaules, sa peau douce, chaude et ambrée, ses lèvres qui se posaient sur mon front, sur mes joues, effleuraient mes lèvres. Tout cela avait un gout d’interdit et de bonheur simple. Nous ne pensions pas à mal et ce jour là non plus.

 

Quand Nicolas est rentré ce soir-là avec le petit Sergueï qu’il avait récupéré chez Anastasia, il a eu l’air surpris et content à la fois.

Les premiers jours se sont bien passés, Sergueï restait avec Valentine, allait chercher le petit Sergueï à l’école et quand je rentrais tout était prêt, du repas aux enfants. Anastasia était venue voir Sergueï avec son mari et Volodia, elle venait de tomber enceinte et accoucherait en décembre. Elle ne fut pas très enthousiaste. Quand nous fumes seules, elle me dit qu’elle ne trouvait pas normal qu’un homme abandonne sa femme et ses enfants pour rejoindre sa sœur et qu’elle avait toujours su qu’il y avait quelque chose de trouble et de malsain entre lui et moi. Je ne lui répondis pas, elle avait peut-être raison mais je ne voulais pas savoir.

 

Sergueï trouva du travail en avril grâce à Jean-Loup, il avait des horaires de bureau et rentrait tous les soirs. Il m’aidait à apprendre à Valentine la langue des signes et jouait avec son neveu. J’avais reçu une lettre de mon père, il était en colère et ne trouvait pas de mots pour décrire le comportement de Sergueï. Il disait qu’il voulait savoir pourquoi son fils avait abandonné sa famille. Je décidais de ne pas répondre, je n’avais rien à expliquer. Sergueï était là et je ne voulais pas qu’il parte.

Il s’entendait bien avec Nicolas même si parfois il avait de curieuses réactions de jalousie face à mon mari mais je feignais de les ignorer.

Pourtant en mai, Nicolas m’invita dans un petit restaurant sans les enfants et sans Sergueï et me demanda quand mon frère allait se décider à quitter la maison. Je fus surprise et triste de cette question et je lui répondis que ce n’était pas à l’ordre du jour. Ce fut notre première grosse dispute. Il accepta un compromis, encore quelques mois mais Sergueï devait commencer à chercher un appartement.

J’en ai parlé à Sergueï dès le lendemain matin et il a dit qu’il le ferait, qu’il ne voulait pas briser mon couple et me faire du mal, il m’aimait trop pour cela.

Pourtant, c’est vrai que Nicolas et Anastasia avaient sans doute raison,  notre relation n’était pas normale et je le savais depuis toujours.

Souvent le matin, vers quatre heures, les jours où Nicolas n’était pas là, je traversais le couloir jusqu’à sa chambre, je me glissais dans ses draps et me blottissais contre lui. Nous restions là jusqu’au réveil, endormis dans les bras l’un de l’autre, c’était bon et doux. Pourtant nous n’étions plus des enfants, j’avais trente et un ans bientôt et lui trente-quatre, nous aurions dû savoir que ce jeu était dangereux et que nous devions devenir raisonnable, nous aurions dû deviner ce qui pouvait arriver mais nous n’avons rien senti venir ou plutôt nous n’avons pas voulu voir ce qui venait.

 

 

 

 

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